Notes

1 2/3/95, p.56 : « l’irruption totalitaire »)

2 Que sais-je, PUF n°624

3 R.P.ERICKSEN Theologians under Hitler Yale University Press, New Heaven 1985, p.2

4 ib ;P ;4

5 K.TUCHOLSKY, Gesammelte Werke vol.3, rororo 1993, p.296

6 Edition l’Age d’Homme

7 A.J.REIMER » ;  ;The Emanuel Hirsch and Paul Tillich Debate », The Edwin Mellen Press, 1989,p341

8 A.GOUNELLE, « Pour ou contre Hitler ? Le débat entre Hirsch et Tillich en 1934 » in Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, p.412

9 A.J.REIMER, op.cit. p.49

10 A.J.REIMER, op.cit. p. 257 et 269

11 F.G.M.FEIGE The Varieties of Protestantism in Nazi Germany. Five Theological Positions,The Edwin Mellen Press New York 1990, p.433 ; ainsi que GOUNELLE, article cité p.415

12 A.J.REIMER, op.cit. p. 326, et F.G.M.FEIGE, op.cit. p.433 et 396

13 REIMER op.cit. p.321 et 351 ; ainsi que FEIGE, op.cit. p.433

14 A.J.REIMER, op.cit. p. 39

15 ib. et p..164

16 A.J.REIMER, op.cit. p. 195

17 ib.p.238

18 ib.p.265

19 ib.p.280

20 ib.p.348

21 ERICKSEN, op.cit. p.24

22 ib, op.cit., p.177

23 ib.p.186

24 E.TODD Le destin des Immigrés Seuil 1994

25 ERICKSEN, op.cit. p.24 et 26

26 ib.p.187

27 R.REMOND La Droite en France Aubier 1963, p.33

28 « Lettre d’Emanuel Hirsch au Sr.Stapel » in P.TILLICH Ecrits contre les Nazis  ;» ; Cerf-Labor et Fides-Presses de l’Université Laval1994, p.280

29 A.GOUNELLE, art.cité p.427

30 REIMER, op.cit. p.214

31 ib.p.245

32 ib.346

33 ib.241 et 346

34 GOUNELLE, art.cité p.425

35 ib.p.419

36 L.POLIAKOV Le mythe arien éd.Agora 1994 (1ère édition 1971), IIème partie chapître 1-2 ; en ce qui concerne ses analyses de l’influence de la Réforme, il faudrait reprendre la même remarque que celle faite ci-dessus à propos des réflexions de Todd sur ce sujet.

37 J.M.PAUL Dieu est mort en Allemagne, Ed.Payot et Rivages 1994

38 P.LACOUE-LABARTHE et J.L.NANCY Le mythe nazi  ; éd.de l’Aube 1992 p.53s

39 ib.p.39s

40 J.C.GUILLEBAUD   ;La trahison des Lumières essai, Seuil 1994, chap.IV

41 REIMER, op.cit. p.152

42 ib.p.144

43 P.BOURDIEU Raisons pratiques Seuil 1994, chapître 1

44 Coll. L’Honneur Série « Morales » n°3, éd.Autrement

45 ib.p.100

46 ib.p.180

47 R.REMOND, op.cit. p.61

48 LACOUE-LABARTHE et NANCY, op.cit. p.66

49 W.TRILLHAAS « Emanuel Hirsch in Göttingen » in H.M.MÜLLER (éd) Christliche Wahrheit und neuzeitliches Denken, zu Emanuel Hirsch Leben und Werk Katzmann Tübingen 1984, p59

50 W.BODENSTEIN « Die religiöse Persönlichkeit im Wrk E.Hirschs », in MÜLLER, op.cit. p.69

51 E.HERMS « Die Umformungskrise der Neuzeit in der Sicht Emanuel Hirschs » in MÜLLER, op.cit. p.109

52 ib.p.116

53 ib.p.141

54 E.HIRSCH, « Lettre au Dr.Stapel » in P.TILLICH Ecrits contre les nazi, op.cit. p.284

55 REIMER, op.cit. p.60

56 ib.p.62

57 ib.p.82

58 ib.p.126

59 ib.p.131

60 ib.p.338

61 FEIGE, op.cit. p.316

62 ib.p.334

63 ib.p.333

64 ib.p.315

65 ERICKSEN op.cit. p.135

66 ib.p.156

67 E.CANETTI La conscience des mots  ; Albin Michel Poche : article « Hitler d’après Speer »

68 ib.p.166

69 REIMER, op.cit. p.115s

70 « Lettre au Dr.Stapel » in TILLICH, op.cit. p.284

71 ib.p.283

72 ib.p.288

73 E.HIRSCH « Das Ringen der idealistischen Denker um eine neue, die Aufklärung überwindende Gestalt der philosophischen Aussagen über Gott », in MÜLLER, op.cit. p.153

74 REIMER, op.cit. p.281

75 W.BUFF « Karl Barth und Emanuel Hirsch » in MÜLLER, op.cit. p.17

76 REIMER, op.cit. p.172

77 ib.p.154

78 ib.p.306

79 ib.p.309

80 ib.p.314

81 ib.p.276

82 FEIGE, op.cit. p.155

83REIMER, op.cit..p.240 ote 121

84FEIGE, op.cit. p.316

85ib.p.334

86REIMER, op.cit. p.53

87ib.p.74

88ib.p.135

89ib.p.306

90ib.p.77 ; v.aussi ERICKSEN op.cit. p.159

91D.BONHOEFFER, Auswahl , GTB Siebenstern, 1982, vol.1,p.137

92FEIGE, op.cit. p.318

93ib.p.324s

94ib.p.335

95BONHOEFFER, op.cit. p 39

96REIMER, op.cit..p.260

97ib.p.270s

98ib.p.281

99ib.p.219

100« Lettre d’E.Hirsch au Dr ;Stapel » in TILLICH, op.cit. p.284

101ERICKSEN, op.cit. p.24s

102REIMER, op.cit.p.8

103ib.p.18

104ib.p.61

105ib.p.246

106ib.p.224

107ib.p.24

108ib.p.131

109ib.p.343

110FEIGE, op.cit., p.308

111BONHOEFFER,op.cit. p.110ss

112REIMER, op.cit. p.137

113cité d’après Sylvie COURTINE-DENAMY Hannah Arendt, les dossiers Belfond 1994, p.114

114ib.p.181

115ib.p.200ss

116ib.p.207

117ib.p.240

118ib.p.396

119Coll. L’Honneur op.cit. p.91

120 A.BADIOU L’éthique. Essai sur la conscience du Mal Hatier 1993

121ib. p.37s

122ib.p.65

123ib.p.68

124ib.p.69ss

125ib.p.75s

126Grasset 1994

127REIMER op.cit. p.265

Emanuel Hirsch et le nazisme

Introduction

Emanuel Hirsch fut un des plus grands théologiens de son temps, et il opta pour le nazisme. Il le soutint même avec un enthousiasme peu commun pour un intellectuel. Son cas peut devenir pour notre génération d’après-guerre un paradigme pour la question « comment cela fut-il possible ? »

La situation

François Furet explique dans un article du Nouvel Observateur1 comment l’expérience du massacre de la guerre de 14-18 a débouché sur un besoin de l’homme de donner un sens à tout cela, ce qui a amené d’une part au communisme et de l’autre au fascisme.

Claude David analyse dans « Hitler et le nazisme »2 les racines et les circonstances de l’ascension du nazisme. A part un militarisme exacerbé par la défaite il cite le pangermanisme du XIXe siècle et la philosophie de Fichte idéalisant le charisme du chef.

La conscience d’une crise est omniprésente, comme le relate notamment Ericksen qui parle même d’un sentiment de panique3. Karl Jaspers écrit en 1932 Die geistige Situation der Zeit, un an avant l’œuvre de Hirsch Die gegenwärtige geistige Lage im Spiegel philosophischer und theologischer Besinnung. Ce qui diffère, c’est l’analyse de cette crise et les remèdes préconisés. Le bouillonnement culturel de la République de Weimar ne concerne qu’une petite élite culturelle et citadine, ce qui dans le jugement de la majorité de la population renforce le sentiment de crise4. C’est Kurt Tucholsky qui est un des premiers à dénoncer dès les débuts de la République l’ambiance bornée et militariste, pesant notamment sur la jurisprudence. De son article sur le procès Harden de 19225 (Harden avait été attaqué en pleine rue par des tueurs à gages payés par l’extrême droite) a été tiré en 1985 un film au titre évocateur&nbxp ; : « Sie rüsten zur Reise ins dritte Reich ».

Bernard Reymond relève dans Une Eglise à Croix gammée6 que ceux qui ont vu clair dès le début étaient extrêmement rares, et leur discernement reposait peut-être plus sur une aversion que sur une véritable analyse.

Le débat entre Tillich et Hirsch constitue un tel essai d’analyse. Leur échange s’inscrit dans le combat entre les camps de droite et de gauche dans lequel furent également impliqués leurs éditeurs respectifs, Schmidt et Stapel.

Leur analyse concerne les mêmes problèmes, ils ont la même formation et travaillent avec les mêmes concepts. Reimer va jusqu’à appeler Hirsch l’« alter-ego » de Tillich7, et Gounelle ,tout en relevant que Hirsch est plus influencé par Fichte et Tillich par Schelling, dit  ; : « Ils se ressemblent beaucoup. On pourrait presque les considérer intellectuellement et spirituellement comme des jumeaux. »8

C’est cette similitude qui pour Reimer est à l’origine du caractère passionné de leur échange9 d’où l’accusation de plagiat que Tillich formule contre Hirsch. Cette accusation, qui semble exagérée, peut indiquer le dépit de Tillich de voir que les mêmes concepts peuvent mener à des conclusions différentes, voire opposées10.

Leurs similitudes portent notamment sur :

Reimer relève plusieurs différences, susceptibles selon lui d’expliquer leurs choix divergents en matière de politique (« Their divergent early concepts of God and perceptions of religious experience have a direct bearing on their later political ethics »14).

Mais Reimer arrive à la conclusion que le caractère capricieux de la décision politique défie toute analyse rationnelle (en soulignant que notamment les différences de tempérament et de psychologie ne l’expliquent pas)20.

Ericksen dit de même que leur différences politiques ne se laissent pas expliquer par leurs différences intellectuelles et théologiques21 ; que Hirsch a analysé correctement la crise de la raison22 et qu’un jugement sur sa position n’est possible qu’a posteriori23.

Thèses

Dans ce débat je voudrais soumettre deux thèses :

Je voudrais terminer mes observations par une réflexion sur le bien-fondé d’un jugement a posteriori sur un personnage comme celui d’Emanuel Hirsch.

I. Thèse n° 1 : Le choix politique de Hirsch repose sur un choix métaphysique a priori

1) L’étude de Todd

Emmanuel Todd présente une réflexion sur les fondements anthropologiques des démocraties occidentales. Il analyse les différents flux d’immigration à travers les pays et à travers le temps, et la façon dont les personnes s’intègrent ou non. Le taux d’exogamie sert d’indicateur d’assimilation.

L’auteur distingue deux systèmes de base : l’un égalitaire, l’autre différentialiste.

Ces deux systèmes sont déterminés par la structure familiale. Dans le système égalitaire les frères sont égaux, ce qui induit un croyance a priori en l’égalité des hommes. Dans le système différentialiste, ce qu’il appelle la famille-souche, l’inégalité des frères les amène à croire en l’inégalité des hommes. L’auteur appelle ce choix d’un système de valeur un « choix métaphysique a priori », puisqu’il est indépendant des facteurs historiques et sociologiques ; seule paraît déterminante l’éducation familiale.

En Allemagne nous nous trouvons devant des valeurs autoritaires et inégalitaires : il y a des supérieurs et des inférieurs. Le rêve de l’union amène un unitarisme à intégration verticale, c’est-à-dire que tous se soumettent au même chef pour être unis. Cela implique une forte intégration dans le groupe, Dieu y est un Père unique et tout puissant. La Réforme joue un rôle de renforcement de ces tendances à travers la notion d’élection. On peut se demander d’ailleurs si Todd sur ce point est suffisamment conséquent par rapport à ses propres analyses ; car pour aller jusqu’au bout de celles-ci il faudrait inverser la relation de cause à effet : La Réforme aurait alors développé - entre autres - un certain type d’idées parce qu’elle s’est nourrie d’un terrain anthropologique particulier.

Dans ce système, l’externalisation de la différence amène au fait que les groupes extérieurs sont définis comme inférieurs. Dans le nazisme, nous assistons à une abolition théorique des classes et à une égalité imposée, et l’intériorité devient la qualité essentielle de « l’âme germanique » (chez Hegel). Une extermination des différents en temps de crise et une hystérisation de l’autorité (Fichte réclame la suppression du libre arbitre), amènent à un durcissement pathologique de la famille-souche allemande.

Je passe sur les autres aspects de son analyse qui tend à prouver que la machine à intégrer de la France, largement fondée sur une conception universaliste, fonctionne toujours et est capable de continuer à fonctionner. Dans sa conclusion l’auteur affirme que la vie familiale continue à définir nos structures mentales, dont la logique échappe à la rationalité.

2) Le caractère a priori de la décision politique chez Tillich et Hirsch

Nous avons vu que Reimer soutient que la différence théologique entre Tillich et Hirsch débouche sur une décision politique différente. Mais en même temps il dit que cette décision défie l’analyse rationnelle. Ne serait-ce pas parce que les deux, la différence théologique d’une part et la décision politique différente de l’autre, ne sont pas liées par une relation de cause à effet, mais dépendent d’un même facteur commun, à savoir ce que Todd appelle « un choix métaphysique a priori » ?

Ericksen souligne qu’aussi bien Tillich que Hirsch se réclament de Kierkegaard et de son exigence d’un saut de foi, mais que le problème avec ce dernier est le fait qu’il est éthiquement neutre25. Kierkegaard serait donc à la base du caractère irrationnel du choix politique, non de sa direction.

Ericksen dit encore que les deux, comme d’ailleurs d’autres, ont « ...endorsed a set of values.. »26, ce qui semble correspondre tout à fait à un choix a priori.

René Rémond dans son histoire de la Droite en France remarque à de très nombreuses reprises le côté irrationnel du choix politique. Par exemple il dit : « Si grande qu’ait été l’influence d’une situation momentanée sur ces positions, les circonstances n’expliquent cependant pas tout. Les ultras qui ne sont rien moins que des opportunistes ne les auraient pas adoptées....si elles ne correspondaient à une prédisposition intellectuelle. Leur pensée politique comporte une pente naturelle vers un royalisme libéral... »27. Son analyse peut s’appliquer à Hirsch, et ce qu’il appelle « pente naturelle », ou « prédisposition intellectuelle » correspond au choix métaphysique de Todd.

D’ailleurs Hirsch lui-même parle « d’une vitalité paradoxale de la conscience qui nous saisit avant toute réflexion et toute décision »28.

Venons au contenu de ce choix.

Pour Todd l’opposition centrale est celle entre universalisme et différentialisme. Si notre analyse est juste, Tillich correspond au premier terme et Hirsch au second. Mais les deux auteurs n’utilisent pas ces mêmes expressions pour définir leur opinion, aussi faut-il en rechercher d’autres qui pourraient correspondre à la même signification.

Il me semble qu’on peut rapprocher de ce couple celui formé par le « Kairos » chez Tillich d’une part, et l’importance que prend « l’heure allemande » et « la limite » en tant que détermination indépassable chez Hirsch de l’autre ; les concepts de ce dernier correspondent au problème de l’identité et du « chez soi ».

A.Gounelle souligne la dimension universaliste du Kairos tillichien, tandis que la frontière, qui pour Tillich est un lieu d’ouverture, est pour Hirsch déterminée par ce que Tillich appelle le pouvoir des origines29. Reimer cite un extrait de Hirsch « Die gegenwärtige geistige Lage.. » où celui-ci dit que l’homme ne peut se sentir chez lui dans la culture mondiale mais ne se trouve chez soi que dans le cadre de la nation30.

La même chose ressort de l’analyse de Döring, toujours citée par Reimer31, qui constate que beaucoup de bourgeois à l’époque de Weimar se sentaient intellectuellement « homeless » (le mot en allemand doit être « heimlos » - il est à remarquer qu’il n’existe pas de terme vraiment équivalent en français, marqué selon Todd par la culture universaliste !). Hirsch rappelle Tillich en Allemagne en disant que c’est là sa place32, tandis que ce dernier non seulement pense qu’on peut dépasser les frontières de la particularité, mais qu’on doit le faire33.

Gounelle relève que cette opposition entre l’heure allemande et le Kairos est celle entre les valeurs anciennes et des valeurs nouvelles34. Il souligne également le caractère « différent » des étrangers selon Hirsch (plus qu’ « inférieur ») qu’il met en rapport dans une note de page avec le système d’Apartheid35.

Léon Poliakov fait remonter ce type de différentialisme à la remise en question de la Bible comme vérité scientifique. L’hypothèse d’un polygénisme rend possible l’idée de l’inégalité des races, et les sciences naissantes vont s’efforcer d’inventer des méthodes pour mesurer cette inégalité36. Rappelons que « Dieu est mort en Allemagne »37.

En ce qui concerne le besoin d’identification, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy y voient la racine du nazisme en tant que mythe : le mythe affirme l’identité comme différence propre contre ce que Rosenberg appelle « les absolus sans limites »38. Ces auteurs se réfèrent à Benjamin qui déniche dans la « volonté d’art » de l’expressionnisme allemand le « vertige d’une absence d’identité »39. C’est encore cette quête d’identité qui se cache derrière le discours du droit à la différence que Todd dénonce à la fin de son ouvrage comme dirigé contre les valeurs universalistes. Pour Guillebaud également le nazisme est une révolte contre l’universalisme des Lumières40.

Nous avons donc d’un côté l’affirmation du concept universaliste chez Tillich, avec notamment sa notion de Kairos, et chez Hirsch une mise en valeur du différentialisme, soulignant la détermination de l’homme par sa culture nationale. Non seulement ce dernier affirme que nos normes de décision sont déterminées par notre culture et notre nationalité41, mais il va jusqu’à dire qu’à l’intérieur de la nation existent des inégalités entre les individus et que chacun doit agir en fonction de son destin et de l’honneur que chaque œuvre de Dieu réclame24.

Nous arrivons, avec le mot « honneur » dans cette dernière phrase, à la deuxième thèse.

II. Thèse n°2a : Ce choix métaphysique est repérable dans le langage

Le langage est composé de mots. Ces mots possèdent à la fois une signification définissable et une charge émotive. C’est par cette dernière qu’ils appartiennent à ce que Bourdieu appelle le « métalangage », langage symbolique s’exprimant par différents critères de goût et de comportement définissant un « habitus » qui à son tour structure non seulement le comportement, mais aussi la pensée et même la perception43. C’est ainsi que nous pouvons relever l’utilisation préférentielle de certains mots par certains groupes de personnes. En ce qui concerne Hirsch, j’ai été frappée par la fréquence du mot « honneur ».

1) Excursus sur le mot « honneur »

Je me réfère à un ouvrage collectif paru récemment sur la notion d’honneur44. Une partie des auteurs essaient de repérer le contenu de ce terme dans le temps et à travers différentes cultures, d’autres voudraient plutôt redéfinir le contenu du terme pour sauvegarder son caractère positif ; en faisant cela ils débouchent le plus souvent sur une autre notion, celle de dignité. Je ne citerai que quelques unes des contributions :

Marie Gautheron remarque dans la préface que le vocable « honneur » est surtout réclamé par la droite et a trait à l’exercice du pouvoir et à la position de l’individu dans la société : notre identité se définit entre honneur et honte, sous le regard des autres. Elle relève encore la relation à la mort, à celle qu’on donne et celle qu’on est prêt à subir pour l’honneur.

Julian Pitt-Rivers affirme que l’honneur existe en tant que contenu symbolique sous différentes formes partout dans le monde.

André Green met l’honneur en relation avec le narcissisme. L’individu, en quête d’identité, se juge sans cesse à l’aune de la perfection, exigeant le renoncement jusqu’au sacrifice.

François Billacois relève la pluralité des systèmes de valeurs qui s’affrontent à travers la notion d’honneur.

Gilbert Ziebura parle du culte de l’honneur dans l’Allemagne du XIXème siècle. Cette « vertu » y favorise une évolution nationaliste et militariste, exacerbée par les corporations d’étudiants, les « Schlagende Verbindungen », liant courage, discipline et obéissance. Il remarque que cette notion va à l’encontre de la dignité humaine.

Marcel Ophüls fait remarquer qu’aussi bien Pétain que De Gaulle ont appelé à l’honneur. Il dit que « les véritables valeurs morales sont associées au risque à prendre pour défendre les notions de bien ou de mal auxquels on croit.. »46

Bruno Lefèvre enquête sur l’honneur professionnel de plusieurs corporations. Celui-ci est générateur d’identité, dont le contenu dépend de la profession. Il souligne que cette notion d’honneur fonde des sociétés inégalitaires et dynamiques.

Raymond Jamous, en relatant les combats pour l’honneur dans le rif marocain, a cette phrase terrible : « il n’y a pas d’honneur sans risque. »46

Une enquête parmi de jeunes adolescents est révélatrice d’un glissement de sens : l’association avec la loyauté, le courage, le devoir et le renoncement s’effrite avec l’âge, et la notion d’obéissance n’apparaît plus que chez des jeunes musulmanes.

Nous pouvons donc cerner le champ sémantique de l’honneur (au sens traditionnel, chevaleresque, et non dans sa redéfinition en termes de dignité) par les associations de fidélité, voire d’obéissance, et cela jusqu’au sacrifice, et de risque. Notons au passage que pour René Rémond la fidélité est la pierre angulaire de l’ultra-royalisme47.

La notion de l’honneur se situe ainsi nettement du côté du différentialisme et cache une quête d’identité. Jean-Luc Nancy confirme ce positionnement en disant que « Il n’y a finalement qu’un choix mythique possible, qui est le choix entre l’amour et l’honneur. »48 Souvenons-nous que dans le Notre Père, comme dans tout le Nouveau Testament, la gloire, synonyme d’honneur, est ce qui revient à Dieu, et plus particulièrement au Dieu d’Amour qui s’humilie.

2) La notion d’honneur chez Hirsch

Wolfgang Trillhaas parle de l’appel à l’honneur de Hirsch dans le cadre de son « hypermorale » ou « morale forcenée »49 en rappelant entre autre que Hirsch a toujours à nouveau souligné qu’une décision scientifique demande du « courage » (Mut).

Dans un article intitulé « La personnalité religieuse dans l’œuvre d’Emanuel Hirsch », Walter Bodenstein relève que chez Hirsch la conscience désigne le lieu de la rencontre avec Dieu, ce qui débouche sur deux types d’expérience : celle de l’honneur d’être ainsi touché par le divin, et celle du déshonneur, qui est le sentiment de culpabilité et de péché, et incite l’homme à la révolte. Il rapporte une citation où Hirsch dit que c’est dans ce double sens, de produire à la fois honneur et déshonneur, que réside le caractère « numineux » du religieux50. Il est intéressant que Hirsch décrive ainsi l’expérience fondatrice de la foi en termes d’honneur.

Eilert Herms met cette insistance au compte de la grande expérience anthropologique de Hirsch : l’auteur analyse la notion de conscience chez Hirsch comme lieu de tension entre plusieurs instances. Selon lui, le fait de relier cette notion à cet autre problème que constitue la reconnaissance des autres, l’honneur des individus et leur égalité ou différence, parle pour l’expérience humaine concrète du théologien. Dans une note Herms remarque (en se référant à Christliche Rechenschaft de Hirsch §62-64) : « Que la fixation sur le point d’honneur prenne - non seulement dans ses publications mais surtout dans ses lettres - des aspects symptomatiques, ne change rien au fait que dans cette insistance s’exprime l’expérience d’un problème général de l’anthropologie »51.

Dans le même article il cite une phrase de Hirsch : « ..seul sur le sol de la famille et du peuple, et seulement à partir de l’héritage du sang d’un lignage vaillant et honorable, grandit un type d’homme capable de porter une vie forte et riche... »52. Toujours dans le même article l’auteur définit l’honneur en tant que « estime de soi dans celui des autres » et le situe à l’intérieur de la tradition protestante53.

Hirsch dit dans sa lettre au Dr.Stapel « que le Führer, le mouvement et le gouvernement soumettent le peuple et eux-mêmes au maître de l’histoire, qui nous enjoint tous à la discipline, à l’honneur, à la fidélité, au sacrifice et au risque face au monde entier. »54

Tout le champ sémantique évoqué plus haut y est, et ce tout reçoit le poids de l’inconditionnel par la référence à Dieu. Nous voyons donc là clairement que l’honneur constitue une notion importante, voire centrale, dans le système anthropologique et théologique de Hirsch.

Relevons encore quelques passages des auteurs américains étudiés :

Reimer cite plusieurs phrases de Hirsch contenant le mot « honneur » :

« Nous n’apprendrons jamais à distinguer correctement vision du monde et l’évangile si nous n’acceptons pas de donner l’honneur, sur le plan éthique et religieux, à toute la sphère nationale et humaine de notre existence naturelle historique... »55.

Engagé dans le conflit œcuménique Hirsch dit que le « nouveau régime a finalement, après des années de déshonneur national et d’humiliation, redonné à la jeunesse honneur, liberté et pain. »56 ; remarquons que l’honneur vient en premier dans cette liste.

Selon Hirsch, l’Etat nazi et l’Eglise ont la même tâche : l’éducation à une vision du monde commune parmi les Allemands. « Donc, nation, honneur et race ont la même signification pour chrétiens et non-chrétiens. »57

A l’intérieur de la doctrine luthérienne des deux Règnes, revient à l’Etat « la tâche de se soucier de la vie, de l’honneur et du bien du peuple »58.

Les Allemands sont appelés par leur conscience « au dur devoir de lutter jusqu’à la fin pour leur liberté et leur honneur ». Cette lutte est associée à la notion du risque59.

Toujours associé à ce risque, Reimer indique comme une des conditions que pose Hirsch au gouvernement pour être « bon », le fait que l’Etat demande « discipline, honneur et sacrifice aux individus pour le bien de tous. »60

Ces notions sont ainsi valorisées en tant que telles, sans se soucier de leur contenu, ce qui souligne leur signification surtout symbolique.

Feige souligne que pour Hirsch toute critique du système autre que dans le sens d’une coopération est déshonorante. Puis il cite un catalogue de vertus que Hirsch donne dans « Kreuzesglaube und politische Bindung » : « honneur, sacrifice, discipline, devoir, loyauté, camaraderie, service, etc. »61

Nous avons vu que Hirsch en appelle à Dieu pour donner tout son poids à cette valeur centrale qu’est pour lui l’honneur. Feige cite une phrase qui explicite la relation ainsi établie entre les deux Règnes autour de cette notion : « L’honneur caché dans sa fin en Dieu fonde l’honneur qui se réalise dans le service à l’intérieur de la communauté humaine et historique et devient ainsi vrai et réel pour moi. »62

C’est ainsi que « Dieu...nous appelle, nous les Allemands, aujourd’hui à notre devoir et honneur allemands... »63

« Il l’associait (la loi au service de la vision du monde) dorénavant plus étroitement avec un système de droits et d’honneurs en vue de la sélection du capable et du apte, en contradiction avec le système de mérite professionnel de la culture euro-américaine. »64

Les honneurs (au pluriel) servent ainsi à la consolidation de l’honneur (au singulier) en tant que valeur centrale de la société.

Feige relève l’insistance de Hirsch sur l’honneur en tant que facteur de force intérieure d’une nation, condition sine qua non pour gagner une guerre. Il inscrit cette nécessité de lutte dans le cadre général de l’inégalité foncière entre les individus et entre les peuples (« ...nor should there be equal rights for all Völker »65.) L’égalité constitue une honte, dommageable pour la perfection66.

Le besoin de perfection débouche sur la compétition. Elias Canetti estime que Hitler souffre d’un véritable complèxe de dépassement : la nécessité constante de surpasser les autres se mesure dans le combat67. Cela va dans le sens de la thèse du différentialisme chez Hirsch à l’intérieur duquel l’honneur sert d’indicateur de la valeur d’un individu et d’une nation.

Si par ailleurs Hirsch dit que « foi et amour ont été créés pour être le plus profond soutien pour une vie en liberté et honneur... »68, cela signifie que l’amour doit s’inscrire dans l’honneur qui est premier, c’est à dire que devant le choix mythique évoqué par Nancy entre amour et honneur, Hirsch choisit l’honneur.

Pour terminer cette étude des emplois du mot « honneur » chez Hirsch, je voudrais évoquer la visite d’amitié de Tillich chez Hirsch en 1948, dont parle Reimer dans son ouvrage69. Sans que le mot ne soit cité, Hirsch semble se placer toujours sur le terrain de l’honneur. Il dit dans une lettre que leur conversation fut celle entre un membre d’une nation victorieuse et un autre de la nation vaincue. Ensuite il reproche à Tillich son manque de passion morale qui lui fait accepter les réalités du monde. Donc même en 1948 il estime que c’est lui qui a raison dans son analyse, et que ce ne sont que des circonstances historiques fâcheuses qui font croire (momentanément ?) le contraire. Dans une lettre de 1970 ( !) il dénonce encore la « campagne de propagande » des alliés contre l’Allemagne de Hitler.

Dans la ligne de la thèse que la décision politique de Hirsch est en relation avec un choix métaphysique a priori, on peut interpréter ce manque de discernement, même à une époque aussi tardive, comme un indice supplémentaire : Hirsch ne peut admettre qu’il ait pu se tromper puisque le jugement sur la justesse de sa prise de position ne relève pas de l’analyse rationnelle mais d’un a priori.

3) Les notions associées d’obéissance et de risque

Hirsch affirme d’emblée le caractère inconditionnel de l’obéissance quand il dit « Par essence, la fidélité et l’obéissance sont tout ou rien »70. D’une note concernant le serment ressort que cette obéissance s’adresse à une personne, non à un ensemble d’idées : « Le serment que préfère la pensée libérale, le serment envers une constitution, est plus difficile que le serment envers une personne, car on ne peut prévoir les situations auxquelles une constitution va donner lieu ; en outre, on ne peut accorder à un document écrit la confiance qui est possible envers un homme vivant et qui est la condition de tout serment de fidélité. »71 Nous voyons là que l’obéissance, et donc à travers elle l’honneur, est liée au principe du chef, un des piliers de la doctrine nazi.

L’obéissance se voit accordée elle aussi le poids de l’inconditionné par l’appel à Dieu : « Dieu nous a ouvert la voie et a permis qu’à l’heure de l’extrême détresse notre peuple retrouve la volonté d’obéir... »72. Notons d’une part ici également l’absence du contenu de l’obéissance, et d’autre part le fait que « l’extrême détresse » ne désigne pas chez Hirsch la situation de la guerre mais celle de la République de Weimar.

Nous trouvons le même appel à l’inconditionné dans un autre passage, où Hirsch relate la position de Fichte : « L’homme qui, en s’élevant vers son ipséité (Ichheit), devient véritablement raison, possède deux choses : une obéissance entière et libre sous le Bien, et s’unissant avec cette obéissance de façon immédiate en tant que certitude absolue, une foi essentielle en Dieu. »73

L’obéissance à Dieu peut être remplacée dans le même sens par l’obéissance à la vérité74.

Walter Buff, ami de Hirsch, relate la pensée de Hirsch en ces termes : « ...les ordres de la vie humaine sont l’objet du devoir auquel il faut se soumettre dans l’obéissance à Dieu. »75

Nous trouvons la même relation entre obéissance à Dieu et devoir civil dans différents passages chez Reimer :

« La nation représente l’arène dans laquelle l’individu exprime son obéissance à Dieu. »76

« L’amour de la patrie ne devient vrai éthiquement que quand il est saisi par la personne entière en tant qu’obéissance et soumission à Dieu d’un côté, et lien inconditionnel et sans réserve à une réalité terrestre de l’autre. »77

Cette obéissance conditionne la place de l’individu dans la société, comme nous l’avons déjà vu dans le lien entre l’honneur et la quête d’identité : « Etre réellement humain veut dire prendre sa place dans une nation donnée, dans une obéissance responsable à son exigence de service  ;...» ; (Hirsch rajoute une mention sur la faillibilité de la décision à laquelle nous reviendrons)78.

Hirsch inscrit la notion d’obéissance dans la doctrine luthérienne des deux Règnes en tant qu’obéissance aux parents, au Seigneur et à l’autorité, avec les autres notions de loyauté et de fidélité au serment.79

Reimer montre que pour Hirsch, la foi et l’obéissance à la loi à l’intérieur des relations humaines dans lesquelles Dieu nous a placés, sont le signe de notre liberté en Christ.80

Tillich dénonce la doctrine des deux Règnes du fait que si souvent dans l’histoire elle a amené l’Eglise Protestante à se soumettre au pouvoir en place.

Il semble se moquer de cette notion d’obéissance chez Hirsch puisqu’il remarque qu’elle ne rentre en ligne de compte que quand le pouvoir est aux mains des privilégiés, tandis qu’en cas de changement de pouvoir les luthériens développent la notion d’une « obéissance conditionnelle »81.

Hirsch estime que le peuple peut donner son obéissance librement à l’Etat tant que celui-ci représente correctement le peuple. Mais on peut se demander comment cette représentation peut être correcte dans la mesure où Hirsch rejette la démocratie comme non désirable pour l’Allemagne82.

Une des rares fois où j’ai trouvé la notion d’obéissance chez Tillich, c’est pour dire que le Dieu qui demande obéissance est le Dieu du pays étranger, et non justement celui de la nation83.

Feige relève que Hirsch va jusqu’à dire qu’« une jeunesse incapable d’obéir est sans valeur »84.

Il remarque la même relation entre l’obéissance, ou ici la loyauté, à Dieu et celle à la nation : « la loyauté envers le Seigneur sanctifie la loyauté envers le sang, le peuple et le mouvement. »85

Hirsch part de la notion d’obéissance pour fonder celle du risque, le risque pris étant celui d’un engagement sans équivoque envers le renouveau de l’Allemagne86. Il demande aux pasteurs notamment de cesser toute critique et de risquer joyeusement leur engagement dans la nouvelle situation87. Le risque est celui de mal interpréter la situation historique88. Nous avions déjà évoqué sa remarque sur la faillibilité de la décision auquel cas Hirsch fait confiance à la providence divine89. Il est conscient que l’Eglise peut ainsi faire des erreurs, mais c’est alors qu’il la sait sous le signe de la grâce90. Cela n’est pas sans rappeler Bonhoeffer qui affirme également que l’Eglise doit prendre des décisions dans la foi au pardon91 - la suite a montré qu’il s’agissait chez lui d’une prise de risque qui s’est soldé par la mort.

Pour Tillich, sa position a impliqué l’exil. Mais pour Hirsch, le seul risque encouru est celui de se tromper, auquel cas il invoque la grâce divine - qui fonctionne ainsi comme une « assurance tout risque » contre les conséquences fâcheuses d’une erreur éventuelle - qu’il n’admettra d’ailleurs jamais.

Feige considère que c’est parce que Hirsch fonde de façon irrationnelle ses concepts du « souverain caché » , de justice et du principe du chef, qu’il est inapte ensuite à tout recul critique face au régime nazi92. De même il rejette l’Ancien Testament en tant que révélation et ne lui accorde qu’une signification paradigmatique93 , et il restreint le « pouvoir historique de la vérité chrétienne » au « pur pouvoir de la conscience »94. De ce fait il n’y a pas de normes éthiques chrétiennes. Notons que Bonhoeffer souligne ce même fait dans une conférence de 192995, mais pour en déduire la relativité de toute norme.

Tillich reconnaît également le caractère risqué de toute connaissance96, mais il souligne que le risque ne concerne pas la révélation mais les conséquences qu’on en tire97. Il est d’accord avec Hirsch sur la nécessité de prendre des risques en s’impliquant, mais c’est justement l’incertitude sur le bien-fondé d’une décision qui doit inciter à la réserve98 - tandis que Hirsch appelle à un engagement « de tout cœur »99. A la suite de sa remarque déjà citée sur le caractère inconditionnel de la fidélité et de l’obéissance, il dit : « Si on les assortit d’une réserve critique, on les détruit » et il continue, en affirmant que l’obéissance terrestre correspond au commandement de Dieu qui la sanctifie : « S’il plaît à Dieu de déclarer fausse et de détruire la position que j’ai adoptée, je dois alors accepter la honte destructrice d’un tel tribunal puis, retrouvant ma confiance et mon obéissance à Dieu, conquérir la nouvelle attitude engagée que cela suppose.. »100 Il faut souligner ici le mot « honte » en tant que contraire de « l’honneur », à la place duquel on aurait pu s’attendre, sous une autre plume, à celui de faute ou culpabilité.

L’obéissance est ce que l’enfant doit aux parents. L’adulte en principe n’obéit plus mais prend ses responsabilités. Il a intériorisé l’instance à laquelle il obéit. C’est dans le système féodal que l’obéissance garde sa valeur pour les adultes en tant que loyauté envers le seigneur. C’est elle qui détermine l’honneur de l’individu et par là sa place dans la société. A l’intérieur d’une telle société chevaleresque on comprend la valorisation du risque.

Elle s’explique moins dans la nôtre. L’utilisation répétée de ce terme chez Hirsch, à l’intérieur du même champ sémantique que les notions d’obéissance et d’honneur, évoque sa signification surtout symbolique dans le sens du métalangage : elle indique le choix d’un système de valeur. D’autant que son seul contenu réel est le risque d’erreur, inhérent à toute prise de position. Mais alors, au lieu d’en conclure au devoir de réserve, Hirsch appelle au contraire à l’abandon de toute réserve - fidèle en cela à l’idéal chevaleresque de la fidélité jusqu’à la mort. D’ailleurs si dans la dernière citation Hirsch semble envisager la remise en question de la direction prise sous l’effet d’un jugement a posteriori, cette possibilité semble ne pas s’être réalisée chez lui après 1945.

On peut se poser par ailleurs la question de savoir quelle peut être la valeur morale d’une prise de risque de quelqu’un qui se tient du côté du pouvoir, usant de son influence pour dénoncer ceux qui confessent d’autres opinions. Nous y reviendrons.

III. Thèse II b : Le caractère a priori du choix métaphysique est confirmé par le recours à l’irrationnel

On pourrait penser que le caractère risqué de toute prise de position humaine inciterait à une analyse rationnelle minutieuse pour en quelque sorte en limiter les dégâts. Nous avons vu qu’au contraire Hirsch se fonde sur Kierkegaard101 pour souligner qu’il s’agit là d’un saut de foi. « La vérité en relation à Dieu n’existe que dans et pour la subjectivité »102. Reimer fait remonter cette importance de la subjectivité et de la certitude intérieure aux études berlinoises de Hirsch103. Ce dernier, s’il requiert de la communauté de foi une « ouverture à la vérité mystérieuse de Dieu », recommande pourtant à la communauté politique une « auto-affirmation rationnelle »104, mais étant donné ce que nous avons lu sous sa plume sur le risque et sa justification laisse dubitatif quant à la réalité rationnelle du fondement de la décision politique. Le rationnel ne semble venir qu’a posteriori pour justifier le choix fait sur une base irrationnelle.

Cela peut s’appliquer également à Tillich comme le remarque Döring, cité par Reimer : « Dans la pensée religieuse-socialiste de Tillich...existe un élément nettement irrationnel et mythique, une critique sévère de la modernité et un essai de la surmonter par sa notion de théonomie - ce qui n’est pas d’abord un concept rationnel mais pointe vers le fond irrationnel de tout phénomène, le pouvoir caché du divin derrière tout événement. »105. Cela tend à confirmer la thèse du caractère a priori du choix métaphysique qui fonde à son tour notre comportement et notre pensée et pose la question de la liberté humaine.

La différence entre les deux théologiens réside donc moins dans le fonctionnement de leur prise de position que dans les conclusions qu’ils en tirent et le ton sur lequel ils le font.

Nous avons déjà vu que Tillich en fait découler un devoir de réserve. Ce devoir est pour lui particulièrement important de la part du chrétien envers tout mouvement politique ; il en reproche le manque à l’organisation Wingolf dont il faisait partie quand il était jeune106. Nous avons vu également que Hirsch se situe à l’opposé de cette attitude en appelant toujours à nouveau avec emphase à un don total de la personne. Reimer dit qu’il réalise la nécessité de donner sa vie et sa volonté à Celui qui reste mystérieusement caché (« das rätselhaft Verborgene »)107.

Cette invocation de la volonté divine pour fonder le comportement obéissant est profondément irrationnelle - car personne ne connaît la volonté de Dieu108 ! En appeler à elle pour fonder son comportement revient donc à se fonder sur sa propre conscience et à lui conférer un caractère sacré. Tillich par contre souligne le caractère tragique, « rompu », de toute prise de position109.

Quant au ton, Feige remarque le caractère apocalyptique et religieux de l’analyse de Hirsch110 - souvenons-nous que Bonhoeffer a condamné dès 1932 dans sa prédication sur 2 Chron.20,12 ceux qui tiennent des discours enflammés111 - tandis que Reimer souligne que même au début de la première guerre mondiale, avant la grande désillusion de Tillich, le langage de celui-ci reste, dans ses prédications, étonnamment sobre, sans emphase patriotique112.

Le côté irrationnel de la prise de position politique, à la fois chez Tillich et chez Hirsch, souligne donc le caractère a priori de leur choix, qui est rationalisé ensuite dans leurs analyses philosophiques et théologiques, mais amène les deux hommes à des attitudes radicalement différentes quant à la gestion de l’irrationnel : la réserve intellectuelle du premier correspond à l’enthousiasme du second.

IV. Question : Faut-il, peut-on, juger Emanuel Hirsch ?

Hannah Arendt, à peine une génération plus jeune que Tillich et Hirsch, a combattu toute sa vie pour la nécessité de juger. Elle dit : « Nous ne serons en mesure d’affronter ce passé que lorsque nous commencerons précisément à juger, et avec force »113. La maîtrise du passé implique un jugement en fonction des critères du Bien et du Mal114. Ce qu’elle reproche à Eichmann notamment, c’est son absence de pensée et de jugement115. C’est cette faculté de jugement qui exclut l’obéissance aveugle116. Le totalitarisme a « révélé la destruction de nos catégories de pensée et de nos critères de jugement ».117 La fonction du jugement est donc de servir l’intelligibilité du monde auquel il s’agit de trouver un sens118.

Il ne s’agit donc pas de se poser en tant que juge pour condamner un accusé, en l’occurence Hirsch, mais de discerner dans le passé des critères pour nous aider à nous retrouver dans le présent et à prendre des décisions qui engagent le futur.

Marcel Ophüls soutient également que le jugement moral est nécessaire à la santé mentale119 et il précise qu’il ne doit s’appliquer qu’à des individus au cas par cas - contrairement à une notion quelconque d’ honneur ou de déshonneur collectif.

Encore faut-il trouver des critères de jugement pour éviter ainsi tout rejet viscéral. Alain Badiou a proposé dans ce sens une réflexion sur l’éthique120. L’homme est, selon lui, un animal capable de devenir sujet quand il est « requis pour qu’une vérité fasse son chemin » et qu’il prend la décision d’être désormais fidèle à cette vocation en inventant « une nouvelle manière d’être et d’agir dans la situation »121. Jusqu’ici Hirsch correspond à la définition du sujet. Mais les choses se gâtent : « ...la fidélité... bien qu’elle soit une rupture immanente dans une situation singulière, n’en est pas moins adressée universellement »122.

Même si on peut se poser la question de savoir dans quel mesure le choix de l’universel et le rejet de la particularité relèvent également d’un choix métaphysique a priori, il est clair qu’il s’agit ici moins d’un problème d’impartialité que de celui de trouver des critères pour un jugement moral. Badiou trouve un tel critère dans l’attitude face à l’ennemi, à celui qui pense différemment. Il explique que la fidélité à une particularité fermée (« les Allemands ») - et non à l’universalité - est fidélité à un « simulacre de vérité ». L’ennemi d’une vérité est l’opinion, non ses supporters. « Nous pouvons donc combattre les jugements et opinions qu’il (celui qui pense différemment de nous) échange avec d’autres pour corrompre toute fidélité, mais non sa personne, qui est en la circonstance indifférente, et à laquelle en dernier ressort toute vérité s’adresse aussi. » Alors que « l’exercice de la fidélité au simulacre est nécessairement exercice de la terreur. »123 - (Le chrétien ne peut pas manquer d’évoquer Jésus priant pour ses ennemis, seule alternative à la terreur...).

Après le simulacre, le deuxième danger que Badiou signale dans le processus de vérité est celui de la trahison124 - qu’on ne peut certes pas reprocher à Hirsch qui jusqu’à la fin de sa vie est resté fidèle à ses convictions.

Mais le troisième danger est celui d’absolutiser une vérité. La vérité, tout en étant indifférente aux opinions, les change en changeant les codes de la communication. Mais la prétention d’abolir toute opinion en faisant entrer l’ensemble du réel dans sa propre cohérence, cela amène au désastre. L’homme reste double, sa fidélité s’appuie sur son animalité. « Le Bien n’est le Bien qu’autant qu’il ne prétend pas rendre le monde bon... Il faut donc que la puissance d’une vérité soit aussi une impuissance. Toute absolutisation de la puissance d’une vérité organise un Mal » par son désir de nommer « l’innommable ».

Si on se tient aux critères établis par Badiou, on peut reprocher à Hirsch deux choses :

La première est son enthousiasme, l’inconditionnalité de son soutien à Hitler. Même si ce caractère entier fait précisément partie de son choix métaphysique, celui du système de valeur centré autour du terme de l’honneur, le recours à l’irrationnel doit être proscrit. Il faut être conscient des racines inconscientes de nos prises de position, mais il ne faut pas en faire un argument. L’honnêteté intellectuelle doit refuser le recours aux certitudes - quelles qu’elles soient ; en effet, le fait de mettre à la place de la volonté de Dieu les « impératifs de la situation », la « vérité » ou toute autre grandeur, sans la définir minutieusement, mène au même résultat.

Cela n’est pas sans rappeler les préceptes que donne Bernard-Henri Lévy dans la conclusion de son livre La pureté dangereuse. Il préconise en effet premièrement l’obstination dans la pensée, ensuite la réintroduction des notions de Mal et de péché, (qui semblent remplacées chez Hirsch par celles de déshonneur et de honte) tout en renonçant à tout mythe des origines, et finalement le maintien de la diversité et de la lutte d’idées. La liberté n’existe que si la vérité n’existe pas.

C’est pour avoir péché contre la diversité des idées que Hirsch s’est rendu coupable d’un comportement douteux vis-à-vis de ses adversaires .Tillich lui repproche d’appliquer la notion de « démonique » à des personnes . Mais c’est surtout son comportement pratique pendant la période où il était doyen de la faculté de Göttingen qui semble sujet à caution - vis-à-vis des collègues et étudiants appartenant à l’Eglise confessante, et à l’intérieur de la lutte ecclésiastique des Chrétiens Allemands. Mais ce comportement fait lui aussi partie de son choix idéologique.

Alors ?

Conclusion

Emanuel Hirsch est un des grands personnages de son époque. Intellectuel et théologien, écrivain engagé, doué, cultivé, travaillant beaucoup. C’est à cause de ses qualités exceptionnelles qu’il prend une signification paradigmatique pour la compréhension du phénomène nazi.

Comment cela fut-il possible ? Comment éviter dans l’avenir pareil dérapage ?

La réflexion sur le cas de Hirsch à l’aide de concepts élaborés par différents auteurs contemporains suggère le raisonnement suivant :

Nous sommes tous déterminés dans nos schèmes de pensée et de comportement. Nous ne pouvons acquérir une certaine liberté qu’en rendant conscients ces déterminismes. Ces derniers sembleraient largement fixés par l’éducation familiale, notamment en ce qui concerne le choix d’une système de valeurs qui nous détermine jusque dans nos perceptions. Ce choix est donc au départ à la fois inconscient et irrationnel, nos efforts intellectuels consistant ensuite surtout à rationaliser ce choix.

Deux systèmes de valeurs de base semblent en compétition : le premier, universaliste, souligne la dignité universelle de l’homme et accepte la pluralité des idées tout en luttant pour la sienne, le second, différentialiste, souligne l’importance des particularités et tend vers une uniformité de la pensée en disqualifiant, voir en éliminant, ses adversaires.

Au-delà du contenu des affirmations d’un écrivain, ce choix de valeurs est perceptible dans le langage qui mérite de ce fait d’être analysé à part entière, et dans sa gestion de l’irrationnel. Ce dernier est la force qui nous inspire et nous porte (les forces de l’origine de Tillich) - mais il ne doit pas entrer en tant qu’argument dans nos analyses, ni en tant qu’emphase dans leur expression.

Le cas de Hirsch nous enseigne qu’un choix de valeurs qui pousse son auteur à privilégier le particulier devant l’universel, à fonder ses conceptions sur des certitudes irrationnelles et à les défendre avec enthousiasme, peut mener dans une situation politique particulière à des conséquences désastreuses.

Il ne reste donc que la disqualification pure et simple de ce type de vision du monde où l’honneur ne laisse pas de place à la dignité des autres.

Waltraud Verlaguet