Notes

1 R.Pommeau « la religion de Voltaire » librairie Nizet 1969, pp 113, 377, 467
2 Saalfeld/Ureidt/Rothe « Geschichte der deutschen Literatur » München 1989 : Nach Auschwitz ein Gedicht zu schreiben, ist barbarisch...

Le langage religieux dans Mein Kampf

(Mein Kampf est cité selon l'édition des Nouvelles éditions latines. Article publié dans la revue Evangile et Liberté en 2002)

Adolf Hitler écrit son livre avec beaucoup d’emphase qui évoque souvent un langage religieux. Pour mieux centrer mon propos, je ne tiendrai compte que des citations comportant un mot relevant directement de la sphère religieuse, à savoir : Dieu, divin, grâce, sacrifice, sacré, Seigneur, foi, péché, religion, et leurs dérivés.
Le fait de sortir ces phrases de leur contexte ne nuit pas à leur analyse, car Hitler ne construit pas son livre selon une logique argumentative qu’il faudrait suivre pour comprendre : il assène plutôt ses convictions, inlassablement, à bâtons rompus.
Puisque le vocabulaire utilisé fait référence à la religion chrétienne et la Bible, je comparerai les propos d’Hitler aux notions bibliques qu’il évoque.

I. Analyse

1)
p. 286 : (en parlant du croisement des races) « Amener un tel processus n’est pas autre chose que pécher contre la volonté de l’Eternel, notre Créateur.
Mais cet acte reçoit la sanction méritée par le péché.
En tentant de se révolter contre la logique inflexible de la nature, l’homme entre en conflit avec les principes auxquels il doit d’exister en tant qu’homme. »
On voit ici que la notion de Dieu équivaut à celle de la logique inflexible de la nature. C’est la nature qui est divinisée, et on voit d’emblée que le mot Dieu ne désigne pas le Tetragramme, mais une réalité idolâtrée, dénoncée dans la Bible sous la figure de Baal.
Face à la nature, l’homme n’a pas la possibilité d’établir une relation personnelle, il ne peut que se soumettre ou se révolter contre elle. Du coup, le péché ne relève plus d’une faute relationnelle, mais d’un manquement à une mécanique. Il ne permet pas de pardon, mais appelle la sanction.
Hitler affirme que ce sont ces principes de la nature qui permettent à l’homme d’exister en tant que tel. On ne voit pas dans cette argumentation ce qui différencie l’homme de l’animal. Car la seul différence serait justement que l’homme ait la possibilité de se révolter ; ce serait alors la révolte contre la nature qui constituerait l’homme en tant que tel. Ce que Hitler nomme péché, c’est le fait que l’homme se distingue de l’animal.

2)
p.618 ... « Le bon Dieu a pour principe de ne pas affranchir les peuples sans courage »... L’adjectif bon devant Dieu sonne de façon péjorative, et évoque le langage populaire. On parle du bon Dieu comme on parle du père Noël, c’est à dire, sans y croire. Il s’agit d’une façon de parler, pour mieux souligner ses propres propos. Ceux de Hitler, tout au long de son ouvrage, glorifient la force et le courage, peu compatible avec le Dieu biblique, défenseur des orphelins et des veuves.

3)
p.650 ... « assurer au peuple allemand le territoire qui lui revient en ce monde. Et cette action est la seule qui devant Dieu et notre postérité allemande, justifie de faire couler le sang : devant Dieu, pour autant que nous avons été mis sur cette terre pour y gagner notre pain quotidien au prix d’un perpétuel combat, en créatures à qui rien n’a été donné sans contrepartie et qui ne devront leur situation de maîtres de la terre qu’à l’intelligence et au courage avec lesquels ils sauront la conquérir et la conserver...
...Le territoire... justifiera le sacrifice de nos propres enfants et absoudra les hommes d’Etat responsables... du sang versé et du sacrifice imposé à notre peuple. »
Dieu est appelé à témoin, au même titre que la postérité. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un jugement, où un homme serait soumis à un juge, fut-il Dieu ou homme, mais d’une évidence qui éclatera aux yeux de tous grâce au succès de l’action en question. Ailleurs (p.379) il dit : « ... le succès justifie le droit de l’individu. »
Cette citation contient plusieurs négations des notions bibliques. Elle y fait allusion en disant que nous avons été mis sur cette terre pour y gagner notre pain. Seulement Hitler fait allusion au châtiment d’Adam et Eve sans citer le contexte qui précède : l’homme a été placé dans le jardin d’Eden et le fait qu’il soit condamné à gagner son pain est le résultat de son péché.
On peut concevoir le récit de la chute comme un écrit destiné à expliquer la dure nécessité du travail et de la douleur, mais certainement pas pour justifier le sacrifice humain, condamné sans appel tout au long de la Bible. Recourir au vocabulaire sacrificiel pour parler de la guerre, et notamment en terme de « sacrifice de nos enfants », évoque une fois de plus le culte de Baal. C’est même cette interdiction absolue du sacrifice humain qui a constitué la religion monothéiste à ses débuts, la distinguant ainsi des religions environnantes.
Par ailleurs, l’homme biblique, tout en se soumettant les animaux, est appelé à servir, servir Dieu et servir les hommes ; l’homme de Hitler est appelé à être au contraire le maître de la terre : maître des hommes, et, faut-il se demander, maître de Dieu ?
Le terme « absoudre » finalement relève non d’un acte de pardon au terme d’une repentance, mais au contraire d’un non-lieu auto-proclamé en fonction du succès à venir.

4)
p.558 : (la contamination de notre race par les juifs) « ... les deux confessions chrétiennes voient d’un œil indifférent cette profanation, cette destruction de l’être noble et d’une espèce particulière dont la grâce divine avait fait don à la terre (à savoir l’aryen). ...Celui qui se tient sur le plan raciste a le devoir sacré, quelle que soit sa propre confession, de veiller à ce qu’on ne parle pas sans cesse à la légère de la volonté divine, mais qu’on agisse conformément à cette volonté et qu’on ne laisse pas souiller l’œuvre de Dieu. Car c’est la volonté de Dieu qui a jadis donné aux hommes leur forme, leur nature et leurs facultés. Détruire son œuvre, c’est déclarer la guerre à la création du Seigneur, à la volonté divine. Aussi chacun doit agir - bien entendu au sein de son Eglise - et chacun doit considérer comme le premier et le plus sacré de ses devoirs de prendre position contre tout homme qui, par sa conduite, ses paroles ou ses actes, quitte le terrain de sa propre confession pour aller chercher querelle à l’autre confession. » (Pour mieux unir toutes les forces contre les juifs).
Hitler, au long de son livre, explique qu’il ne faut donner au peuple qu’un seul ennemi pour unir l’ensemble de ses forces dans la lutte contre celui-ci. Si plusieurs ennemis se présentent, il faut les confondre sous une même espèce. C’est ce qu’il fait de façon très conséquente on voyant derrière tout ce qui pourrait nuire à ses projets l’œuvre des juifs. Aussi s’élève-t-il contre tout ce qui risque de diviser les allemands sur d’autres terrains. Il écrit un chapitre entier contre le fédéralisme pour éviter la compétition entre les différents Länder, ici il prêche contre la lutte entre les confessions chrétiennes. Il le fait avec des mots qui sonnent bien. Parler de la volonté divine, de la nécessité de s’y soumettre, cela ne peut que lui ouvrir les cœurs des chrétiens. De plus, promouvoir l’action au détriment de vaines paroles (qu’on ne parle pas à la légère de la volonté divine), devait plaire à plus d’un. Mais comment fait-on au juste pour obéir à la volonté de Dieu ? Comment savoir quelle est la volonté de Die ? Les hommes de la Bible préconisent l’étude des Ecritures et la prière, deux termes qui ne se trouvent pas chez Hitler. La façon dont il émaille ses propos de la référence au Créateur nous fait soupçonner qu’il utilise le terme volonté de Dieu en lieu et place de sa volonté propre.
Le terme à la légère pourrait signifier justement qu’il faille étudier beaucoup et avec humilité pour pouvoir parler de la volonté de Dieu. Mais le mépris de Hitler vis-à-vis de l’intellectuel (Il les nomme « des poltrons... des impuissants et des fainéants, p.362) fait douter de cette interprétation. Il faut plutôt comprendre cette « légèreté » comme jugement sur toute activité de l’esprit, seule l’action brutale ayant du poids à ses yeux : « Ce n’est que dans la lutte mutuelle entre deux conceptions philosophiques que l’arme de la force brutale, utilisée avec opiniâtreté et d’une façon impitoyable, peut amener la décision en faveur du parti qu’elle soutient ». (p.173)
Cette conception philosophique que Hitler entend faire triompher, est celle du droit du plus fort. Elle s’incarne dans le mythe de l’homme aryen, supérieur aux autres « races ». C’est lui, « l’être noble et d’une espèce particulière dont la grâce divine a fait don à la terre. » La grâce d’un Dieu protecteur des faibles est ainsi convoquée pour souligner le droit du fort. Tout ce qui affaiblit la force du fort, est destruction de l’œuvre divine, guerre contre la création du Seigneur. Il est intéressant que le mot guerre soit ici utilisé dans le sens de quelque chose de mal, ce qui étonne quand on connaît la glorification qu’il en fait par ailleurs. Cela montre à quel point il reste tributaire d’un langage, quitte à en pervertir complètement le sens.
Ainsi, le plus sacré de ses devoirs est l’union des forces contre le juif. Cela est tellement contraire aux notions fondamentales de la religion chrétienne qu’on se demande comment les chrétiens de l’époque ont pu être aussi largement dupes de cette argumentation. Nous y reviendrons.

5)
p. 266 : ... « pour la masse, la foi est souvent la seule base d’une conception morale du monde »...
Je ne m’attarde pas sur cette conception largement répandue depuis le 18ème siècle.1

6)
p.267 : ... « Mais le pire ce sont les dégâts causés par le mauvais emploi de la conviction religieuse à des fins politiques. »
Il faut souligner qu’il ne déplore pas l’utilisation de la conviction religieuse à des fins politiques, mais leur mauvais emploi, à savoir la possibilité que cette conviction puisse servir à une conception de vie différente de la sienne. Il faut souligner surtout que jamais il n’argumente cette conviction qu’il entend promouvoir, mais qu’il se contente d’en asséner les principes, répétés à l’infini, avec comme seule preuve l’affirmation que lui seul comprend mieux que les autres. C’est la preuve par le génie qui appelle la soumission de tous les autres.

7)
p.377 : ...« La foi aide à élever l’homme au-dessus du niveau d’une vie animale et paisible, elle contribue à raffermir et à assurer son existence. Que l’on enlève à l’humanité actuelle les principes religieux... qui sont pratiquement les principes de moralité et de bonnes mœurs ; que l’on supprime cette éducation religieuse sans la remplacer par quelque chose d’équivalent, et on verra le résultat sous la forme d’un profond ébranlement des bases de sa propre existence. On peut donc poser en axiome que non seulement l’homme vit pour servir l’idéal le plus élevé, mais aussi que cet idéal parfait constitue à son tour pour l’homme une condition de son existence.... »
Il s’agit ici d’une suite d’affirmations tout à fait remarquables. Que l’homme s’élève par la foi au-dessus de l’animal, toutes les religions l’affirment. Passons sur la réduction de la foi à la morale, déjà évoquée. Le fait que l’abolition de la morale ébranle les bases de l’existence humaine revient dans la bouche de nombreux auteurs, pas forcément religieux. Il s’agit d’une affirmation à la limite du lieu commun.
Hitler lie une boucle entre une vie au service de la foi et la foi qui fait vivre. Il s’agit là d’une assertion dans le droit fil de la tradition chrétienne. Seulement il oublie de dire de quelle foi il s’agit. Cet oubli n’est pas innocent. Il sert à faire passer la pilule : la religion de la force est sans autre forme substituée à la foi chrétienne, tout en conservant le vocabulaire et les modes d’expression. La foi, dont il dit ici qu’elle élève l’homme au-dessus du niveau de l’animal, ne sert qu’à défendre avec plus d’enthousiasme une philosophie qui réduit l’homme à l’animal.

8)
p.247 : « Le péché contre le sang et la race est le péché originel de ce monde et marque la fin d’une humanité qui s’y adonne ».
Ici aussi l’affirmation n’est pas argumentée. Il utilise simplement le vocabulaire religieux pour mieux souligner ses propres conceptions, pour leur donner le poids de l’inconditionnel. Le péché originel, qui dans la Bible est une révolte contre la relation de confiance entre Dieu et l’homme, décrit ici tout comportement antiraciste, ou simplement non-raciste. Le racisme, pierre angulaire de la religion de la force, remplace ainsi la relation à Dieu, où tous les hommes sont frères, en tant que base de l’humanité. On ne peut pas mieux souligner l’abîme qui sépare la conception de Hitler à celle de la Bible.

II. Discussion

Nous avons vu que Hitler utilise le langage religieux pour exprimer ses propres idées. Plusieurs réflexions s’imposent alors :

D’abord il faut se demander, pourquoi fait-il cela ? Pourquoi, en effet, utilise-t-il pour s’exprimer des catégories qui sont au départ contraires à ses propres visions, tout en les pervertissant ?

Cela prouve d’abord qu’il est lui-même imprégné de ces notions.
Il faut se rendre compte ensuite que tel est le procédé de toute élaboration philosophique ou religieuse. La Bible elle-même s’est écrite en utilisant les conceptions des religions environnantes, en les transformant à sa guise et leur donnant une nouvelle signification. La symbolique de la Pâque, celle du pain et du vin, la purification par l’eau, etc, sont bien connues des peuples du Moyen Orient de l’époque, elles n’ont pas été abolies, mais utilisées pour dire autre chose, pour passer justement de l’adoration de la force à celle du Dieu Un exigeant une relation de justice et de protection des faibles. Hitler reprend le même processus à l’envers : il utilise le vocabulaire de cette religion pour justifier sa propre démarche.

Pourquoi éprouve-t-il le besoin d’une telle justification ?
D’abord dans un souci d’efficacité. Notre culture est façonnée par les conceptions bibliques, les évoquer sans les discuter, les utiliser sans les contredire formellement mais en les pervertissant quant à leur fond, endort la vigilance de ses auditeurs. Ceux-ci sont sécurisés par l’utilisation du vocabulaire connu, leur inconscient se règle sur la confiance avec laquelle il accueille la suite sans se rendre compte que cette suite est contraire à la conviction que le langage est susceptible de sous-tendre.
Par ailleurs, ses propos étant simplement assénés et non argumentés, le recours au poids de l’inconditionnel remplace en quelque sorte une argumentation intellectuelle, pour laquelle d’ailleurs Hitler n’a que du mépris.
Mais je ne crois pas que le besoin de justification s’arrête là. Tout criminel, sauf s’il est dément, éprouve ce besoin. Le tueur n’avouera jamais qu’il tue par simple plaisir mais évoquera toujours un intérêt supérieur. La mafia a son code d’honneur. Hitler se doit de se justifier, ne serait-ce que devant lui-même. La question qui se pose est de savoir s’il y a cru lui-même ? Etait-il cynique ou victime de sa propre machination ?
Une petite phrase en début de son livre fait penser à la deuxième hypothèse : « car un juif n’est pas un allemand, je le savais définitivement pour le repos de mon esprit ». (p.68)
On pourrait la concevoir de la façon suivante : Hitler est en proie à des angoisses existentielles - comme d’ailleurs un grand nombre de personnes de notre civilisation actuelle. Il trouve le remède en rejetant à l’extérieur l’essence du mal, en lui donnant un nom palpable : juif. Le problème est que cette opinion trouve de quoi s’alimenter dans tout un courant de pensée en vogue, inspiré par une science balbutiante et amplifiée par les angoisses, non seulement de tout un peuple, mais de toute une civilisation en mal d’identité. Son attitude peut alors devenir un paradigme pour toute angoisse identitaire.

L’utilisation du langage religieux par Hitler appelle deux autres réflexions :
D’abord il faut constater que nous avons là la preuve que ce langage se prête à tous les contenus. Si quelqu’un est capable d’invoquer la volonté de Dieu pour justifier des actions racistes jusqu’au meurtre de masse, cela veut dire qu’on peut mettre le Nom de Dieu a toutes les sauces, sans exception.
La facilité avec laquelle ce type de langage épouse la religion de la force correspond peut-être à son origine. Nous avons vu que les premiers monothéistes n’ont pas inventé leurs symboles, ils les ont empruntés aux civilisations environnantes pour les transformer en les assumant. Le langage retourne simplement à ses origines, celles des religions de la nature désignées dans la Bible par le culte de Baal.
Faut-il en conclure que le langage religieux reste compromis par ce baalisme, que la glorification de la force reste son péché originel ? Que tout langage religieux tant qu’il parle du Dieu biblique, relève d’une théologie de la gloire, remise en question par la croix ?

La question qui se pose alors, est de savoir, si ce langage en est disqualifié pour nous ?
D’aucuns disent qu’on ne peut plus écrire de poèmes après Auschwitz2 . Peut-on encore parler de la volonté de Dieu après Mein Kampf ?

Dans un premier temps il faut bien avouer que nous n’avons guère d’autres mots à notre disposition pour exprimer les vérités existentielles de la foi. Mais ces mots ne nous viennent pas, comme aux origines de leur création, de la culture environnante, mais de notre propre tradition religieuse. Cette tradition me semble trop compromise par les différents dérapages de son histoire pour pouvoir s’en servir de façon innocente. Il serait salutaire d’emprunter le chemin des premiers monothéistes et d’analyser les mots et symboles de notre culture environnante afin d’utiliser ceux-ci pour exprimer notre foi.

Conclusion

Hitler utilise un langage religieux pour exposer ses vues. Cela comporte plusieurs avantages pour lui. D’abord le recours à l’inconditionnel lui évite l’épreuve de l’argumentation et exclut tout doute chez ses auditeurs, doute qu’il juge néfaste pour la qualité de leur engagement.
De plus, le recours à un vocabulaire connu endort la vigilance des auditeurs et les rend favorables à son exposé.
Le langage religieux, élaboré par les religions de la nature, comme le baalisme, emprunté par le monothéisme pour dire autre chose, retourne chez Hitler à sa vocation première, celle d’exalter la force. La facilité avec laquelle ce revirement est possible doit nous rendre extrêmement méfiant à l’égard de tout langage religieux. Elle devrait nous inciter à une ascèse d’arcane dans nos paroles, en élaborant d’autres symboles, d’autres mots, empruntés non à la tradition religieuse mais à la culture environnante.

Waltraud Verlaguet